Santé & bien-être Pharmacie, évaluation des risques, badminton : un humaniste toutes catégories
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Pharmacie, évaluation des risques, badminton : un humaniste toutes catégories

Entretien Leroy Merlin Source avec Frédéric Dor, formateur d'entraineurs de badminton et correspondant Leroy Merlin Source


Entretien

Aujourd’hui formateur d’entraîneurs de badminton, hier expert en santé publique à l’Ademe puis à l’Institut de Veille Sanitaire (InVS), pharmacien de formation, Frédéric Dor a bâti un parcours éclectique, porté par son goût pour la construction des personnes et la transmission. De l’écotoxicologie à l’évaluation des risques, il a été aux avant-postes des politiques de santé environnementale, pionnier pour associer sciences dites dures et sciences humaines. Il a rejoint le réseau des correspondants Leroy Merlin Source, au sein duquel il apporte un regard singulier sur l’importance du corps et de l’activité physique en lien avec l’habitat.

 

Comment avez-vous construit votre parcours de pharmacien engagé sur les enjeux de santé publique ?

Il y a sans doute un atavisme familial, avec un grand-père, une mère et un frère pharmaciens, sans oublier que l’un mes oncles a repris une entreprise pharmaceutique. Ce sont plutôt des officinaux, qui vendent des médicaments. Mon grand-père a créé un médicament à base de magnésium bien connu, qui se vend encore aujourd’hui. Dans les études de pharmacie, j’ai cherché ma propre voie. Celles existantes amenaient vers les carrières bien connues : biologie, officine, hôpital, industrie. On pouvait alors choisir pour l’internat une spécialité non encore reconnue, construire son parcours soi-même. J’ai demandé à faire de la toxicologie et de l’environnement, en ouvrant le champ à la toxicologie humaine. J’ai eu la chance qu’un professeur accepte de me parrainer et j’ai pu développer cette discipline naissante pendant quatre ans.

Au début de ce parcours, en 1987, la santé-environnement n’existait pas en France ! On ne parlait que d’écotoxicologie, de toxicologie de l’environnement. On parlait de phénomènes globaux tels que les pluies acides mais on n’abordait pas encore concrètement les impacts des pollutions sur l’homme. J’ai été par exemple l’un des premiers à mesurer la pollution dans l’habitacle des voitures lorsque j’étais au Laboratoire d’Hygiène de la Ville de Paris. Nous circulions, je prenais des mesures, cela pendant un an. Cela a donné lieu à des publications scientifiques[1].

Antérieurement, j’ai aussi eu la chance de participer à des travaux, lors de mon DEA dans le laboratoire d’écotoxicologie de la faculté de Pharmacie à Chatenay-Malabry sur la pollution des organismes végétaux par les métaux, impliquant des algues et le cadmium : nous mettions des algues en culture, nous introduisions du cadmium, les algues mourraient. Mais au bout de trois semaines nous constations que quelques-unes d’entre elles commençaient à s’adapter et que leur croissance repartait. Nous avons découvert quelle était la protéine, une métallothionéine, qui permettait cette régénérescence. Or, il existe des processus similaires dans le corps humain avec des protéines qui viennent détoxifier tous les métaux inutiles que nous portons.

 

Comment avez-vous ensuite creusé ce sillon de la recherche, encore balbutiante, en santé environnement ?

L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) a été créée en 1991. Une belle opportunité pour moi car je terminais alors l’internat. L’Ademe cherchait un toxicologue de l’environnement, j’étais « le seul sur le marché » et j’ai commencé en 92 ! Mon rôle était de conduire et de coordonner des programmes de recherche, en réunissant des experts.

Nous avons notamment beaucoup travaillé sur l’impact des déchets, des décharges, des incinérateurs, nous avons alors publié sur ce thème, construit une veille et une littérature scientifique. Parmi les questions qu’on se posait alors : faut-il réduire les émissions atmosphériques aux cheminées des incinérateurs, comment développer le recyclage tout en appréciant son impact sanitaire, comment faire en sorte que les décharges n’accueillent plus que des déchets ultimes et non plus le tout-venant ? Quelles décharges concevoir à l’avenir, comment s’assurer que le biogaz qui en sort est inoffensif, quelles conséquences faut-il anticiper si on le brûle, quels impacts sur les habitations autour ?

Le contexte est alors celui de l’étalement urbain, les usines d’incinération placées en périphérie ont été rattrapées par les villes, avec des problématiques nouvelles : une fois les décharges fermées, libèrent-elles des zones à construire ? Comment traiter les sols pollués des usines qu’on ferme avant d’y implanter des habitations ? Il fallait donc identifier les polluants et comprendre la toxicologie particulière de chacun, et en tout premier lieu savoir mesurer ces polluants. Au départ, la dioxine par exemple était très compliquée à mesurer et puis on est arrivé à faire mieux, mais elle nous a posé et pose encore des problèmes non résolus. Et dans le même mouvement, il s’est agi d’étudier les conséquences pour les populations : les expositions possibles, les contacts hommes – polluants, et au fond les effets possibles de la pollution sur la santé, et pour cela nous devions progresser aussi sur les mesures de ces effets.

Il a donc fallu identifier les différentes pistes de travail, les formuler en termes de recherche, construire les protocoles et les équipes de recherche, et recueillir leurs travaux, leurs réponses. L’Ademe soutenait l’ensemble de cette démarche.

Était-ce alors un nouveau champ de recherche qui s’ouvrait ?

La véritable innovation consistait à envisager et tenter de mesurer l’impact des pollutions sur l’homme. J’ai été le premier pharmacien à l’Ademe à y travailler. Il y avait eu précédemment de nombreux travaux sur l’eau, ainsi que sur le plomb dans l’habitat, menés en particulier par Fabien Squinazi[i], l’un des premiers à s’en saisir dans les années 80. C’était un sujet important mais perçu comme circonscrit, lié à des peintures anciennes – la céruse interdite dès 1948, associé à des habitats insalubres et à des populations d’origine étrangère, dont les enfants risquaient d’ingurgiter des fragments de ces peintures.

Nous étions un peu naïfs au départ, heureusement quelques visionnaires se sont emparés du sujet, tels que William Dab[ii] au début des années 90. On prenait plus fortement conscience que l’homme subissait l’impact des pollutions. Tous les travaux scientifiques menés montraient des rejets dans l’atmosphère, il s’agissait désormais de faire le lien avec les retombées sur l’homme. Il a donc fallu structurer la recherche, à partir des quelques rares chercheurs déjà mobilisés sur le sujet, on a agrandi cette communauté petit à petit. L’Inserm et le CNRS étaient très peu impliqués, seuls quelques laboratoires universitaires et quelques chimistes s’en emparaient.

Et puis il y a eu des facteurs déclencheurs. Les phénomènes d’allergie, aux pollens et d’autres, ont pris plus de place : on a commencé à rapprocher pollution et allergies, à s’interroger sur les conséquences sanitaires. J’ai beaucoup travaillé alors avec des pneumologues-allergologues tels que Frédéric de Blaÿ à Strasbourg, et ceux-ci nous ont alerté sur les rapports entre pollution, allergies et habitat. C’est là qu’a émergé, à la fin des années 90 si ma mémoire est bonne, le métier de conseiller médical en environnement intérieur.

Est-ce une période d’ouverture et de collaboration entre les différents champs de recherche scientifique ?

Le premier programme de recherche lancé en 1995 s’appelait Primequal : programme de recherche interdisciplinaire pour une meilleure qualité de l’air. Il se concentrait sur l’échelle locale alors que l’échelle globale était fortement mise en avant à ce moment-là : on évoquait beaucoup les conséquences de la pollution sur la couche d’ozone en restant à l’échelle stratosphérique. On a commencé à s’inquiéter des conséquences pour l’homme. Au départ on a travaillé avec des chimistes, spécialistes de la chimie analytique et de la mesure ; puis avec des médecins ; au début des années 2000, les sciences humaines et sociales ont pris leur place. On a commencé à considérer les dimensions psychologiques et sociologiques dans ce même programme. On a commencé alors à considérer l’homme dans son ressenti et dans son vécu, et pas seulement comme un « réceptacle » subissant les impacts de la pollution.

Lorsque j’ai quitté ce domaine, en 2012, ce programme Primequal existait toujours 20 ans après, une telle longévité est excessivement rare !

Je suis resté sept ans à l’Ademe où j’ai eu l’opportunité de me former à l’évaluation des risques et à la pratiquer. Aux côtés de l’épidémiologie, c’est l’autre façon d’appréhender l’impact de la pollution sur les personnes, plutôt par le calcul mathématique. J’ai fait une thèse de doctorat avec l’Ademe et Gaz de France sur l’évaluation des risques, plus précisément sur le niveau d’exposition des personnes sur des sites d’anciennes usines à gaz. Sur ces sites, comme celui sur lequel a été construit le Stade de France, on trouve souvent des emplois tertiaires, des bureaux : je menais des enquêtes et des mesures sur les hydrocarbures aromatiques polycycliques que l’on retrouve dans les urines des occupants. Ça a été passionnant et dans la foulée un poste dédié à l’évaluation des risques a été créé à l’Institut de Veille Sanitaire (InVS)[2]. La transition a été rapide entre ma soutenance de thèse fin 1999 et mon entrée à l’InVS en février 2000. J’y suis resté 12 ans.

Si j’avais introduit les sciences humaines dans la recherche sur les impacts sanitaires des déchets à l’Ademe, c’est surtout à l’InVS que nous les avons déployées sur le terrain.

 

Les sciences humaines et sociales dans un monde d’ingénieur et de médecins, c’est une rencontre de cultures qui s’ignoraient largement ?

La rencontre de ces cultures professionnelles a pris de l’importance dans nos recherches sur les syndromes psychogènes qui sont des syndromes collectifs à l’échelle d’un quartier, d’une rue, d’un immeuble, d’une école. Subitement tout le monde se plaint, avec des symptômes plutôt banals, maux de têtes ou de ventre, rhinites, éruptions cutanées… Que se passe-t-il ? Les médecins sont très démunis, car on trouve très rarement un point commun bien défini. Ce type de syndrome n’était pas totalement nouveau, on en avait identifié auparavant dans le milieu du travail avec d’autres acteurs pour les prendre en charge.

On a travaillé sur l’hypothèse d’un lien entre ces syndromes et la pollution de l’air. J’ai créé et animé un groupe de travail associant un psychologue, un psycho-sociologue, un sociologue, un anthropologue, un ethnologue, un psychanalyste. Un syndrome psychogène identifié, déclaré quelque part, nous nous y rendions rapidement avec une équipe de terrain pluridisciplinaire qui embarquait un épidémiologiste, un chercheur en sciences humaines et un analyste capable de mesurer les polluants : c‘était un triptyque systématique. Le protocole consistait à mener sur place des premiers entretiens avec ceux qui déclaraient des symptômes et d’autres personnes de leur environnement. .

Nous avons travaillé sur trois ans à construire un guide méthodologique, qui fait encore référence[iii], cela prouve son utilité pour les professionnels de terrain en santé : il a été utile aux directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS), puis aux agences régionales de santé (ARS), en fait à tout système de santé qui peut être interpelé par les autorités locales, avant même qu’une alerte remonte éventuellement à une échelle de surveillance nationale. Nous avions des cellules régionales et inter-régionales d’épidémiologie, partie constitutive organisationnelle de l’InVS, de véritables relais. Nous avons apporté une méthode d’investigation et dans le même mouvement des moyens de gestion de ce type de situations : au-delà de l’observation et de la réflexion, que peut-on ou doit-on faire ? Faut-il fermer l’école ? Si c’est un cas de pollution, à partir de quel seuil d’émission peut-on rouvrir ? Et dans l’habitat, faut-il fermer un immeuble pendant des mois, des années, mettre les gens dehors ? Questions éminemment difficiles car une fois une école ou un immeuble fermé, la date d’une réouverture devient hypothétique.

Nous avons constitué cette équipe pluridisciplinaire impliquant des chercheurs en sciences humaines et sociales (SHS) au niveau national, mais le but n’était pas qu’ils soient sollicités partout. Le but était que localement, médecins et épidémiologistes se mettent en lien avec des psychologues ou psychanalystes de leur territoire s’ils en éprouvaient le besoin.

Comment les sciences humaines viennent-elles en interaction avec la médecine et les sciences dites dures ? Elles se nourrissent de raisonnement, de preuves et de conclusion de types différents…

J’ai été confronté au début à beaucoup de suspicion et de réserves. Sur les déchets comme sur l’évaluation des risques sanitaires, il a fallu mettre tout le monde autour de la table, constater les dialogues de sourds et les déminer. Y compris au sein des SHS et de leurs querelles de clocher. Mais je n’avais guère de recul : vu de l’intérieur, on se rend compte de la richesse des échanges entre disciplines et on dépasse les obédiences de chacun. On cherche synergies et complémentarités plutôt que la défense d’un territoire de savoirs propre à chacun.

En tout cas mon champ de compétences s’est élargi du côté des SHS, tout en étant conscient que je ne sais pas mener des enquêtes semi-directives ; je peux y participer mais je ne sais pas les interpréter, en ressortir les verbatims, les mettre en cohérence. Je sais construire une hypothèse, mais l’approfondir et en pister l’important voire l’essentiel, ça relève de ces chercheurs, avec une capacité de questionner et de se questionner bien au-delà d’une interrogation initiale. L’expertise trouve ici sa place.

C’est devenu pour vous une activité majeure ?

Oui, car je devais répondre à de nombreuses questions de santé de la population en lien avec l’environnement. Les interrogations se multipliaient sur les antennes relais, les cheminées d’incinération, les sols pollués, etc. J’ai pris en considération la dimension humaine des questions de santé publique, dans une logique compréhensive. On s’est rendu compte que dans nombre de récits des habitants, derrière des symptômes et des préoccupations sanitaires on trouve aussi une dimension collective et sociale, une difficulté à vivre. Je me souviens par exemple d’un village coupé en deux par la construction d’une nouvelle route : le problème identifié par les habitants était celui de la pollution. C’était leur signal d’alerte pour faire bouger les autorités. Mais, en définitive, ils souffraient aussi de ne plus pouvoir emmener leurs enfants à l’école. Dès qu’on leur a construit une passerelle pour régler le problème social, la question de la pollution est passée au second plan. Nos possibilités de supporter la pollution sont fortement liées à l’organisation et à la satisfaction de notre vie sociale.

L’évaluation des risques devient alors une discipline essentielle en santé publique ?

Quand je suis arrivé à l’InVS, il existait un petit département d’une vingtaine de personnes travaillant en épidémiologie sur l’environnement. L’enjeu pour moi était de parvenir à mailler cette culture professionnelle à l’évaluation des risques. Nous avons eu tout de suite une occasion de mettre cela en application, lors du naufrage de l’Erika. Il s’échoue en décembre 1999, et dans la foulée se pose la question du nettoyage des plages. Il va falloir les dépolluer, mais jusqu’où faut-il le faire, vers quelles valeurs faut-il tendre ? A partir de quel niveau considérera-t-on qu’il n’y a plus de risques sanitaires pour les familles qui viendront sur la plage l’été suivant ? Nous avons donc fait de l’évaluation des risques, en construisant des scénarios : imaginons une famille qui vient à la plage, quelle serait son exposition, selon le comportement de ses membres… On a fait des calculs en partant du postulat qu’on ne veut pas de risque d’apparition d’un cancer supérieur à une probabilité de un pour un million ; c’est un repère communément admis politiquement signifiant que le risque sanitaire est négligeable, on pose ainsi une règle sur laquelle on travaille ensuite.

 

Étiez-vous en prise directe avec la dimension fortement politique des retombées de ces recherches, comme dans le cas des marées noires ?

Sur l’Erika, heureusement que je connaissais bien les responsables en place dans les ministères, car nous avons eu des discussions très vives, avec en particulier la Direction Générale de la Santé. Nous étions au début de ces pratiques d’évaluation des risques, des seuils à appliquer. On se trouve devant des questionnements initiaux complexes : au moment de l’Erika, à partir de quel seuil de concentration des polluants dans une plage peut-on autoriser sa fréquentation ? Comment formuler justement une question pour obtenir une réponse pertinente ? Selon les mots qu’on choisit, la manière de poser les termes d’une telle question, on n’aboutira pas aux mêmes réponses. Ça a été un grand sujet de discussion à ce moment-là, pour tenir une ligne rigoureuse, pour ne pas céder à une demande du ministère qui voulait changer les règles du jeu en cours de route. Puis ensuite on a eu de longues discussions sur les seuils : les scénarios que nous avions élaborés étaient-ils assez solides, assez protecteurs ? Avions-nous bien intégrer la pire hypothèse dans nos travaux, pour éviter à l’avenir tout éventuel recours d’un particulier ? L’État est toujours très inquiet, il ne veut pas être pris en défaut. Ça a été des moments durs mais très intéressants. Ça nous a servi parce que nous avons ensuite été appelés sur l’échouage du Prestige au large des côtes espagnole et portugaise fin 2002 : les autorités espagnoles nous ont invités à venir présenter notre travail, nos méthodes.

 

Tout cela est concomitant avec la montée en puissance du principe de précaution dans notre culture politique.

J’ai participé à des groupes de travail initiés par l’État sur le principe de précaution. Je me suis parfois retrouvé assez seul à tenir une position qui ne soit pas trop strictement chiffrée, quantifiée, toxicologique, autrement dit qui ne prendrait pas en compte les facteurs humains. Il fallait affiner les liens entre les calculs effectués et les décisions à prendre pour le bien des habitants. Je me souviens par exemple d’une situation problématique à Petit-Quevilly en Normandie, un site vieillissant d’hydrocarbures sur lequel des fuites avaient été repérées : on nous indique la présence d’hydrocarbures, plus précisément de benzène dans l’habitat, mais avec des mesures très irrégulières d’une maison à l’autre. On me demande alors d’évaluer les risques. Je refuse. En l’occurrence pour le benzène, il existe une réglementation, pas plus de 2 microgrammes par mètres cube d’air. S’il s’agissait simplement d’appliquer la réglementation, il n’y avait pas besoin de calcul : ça dépassait ! J’ai alors pointé les limites de notre démarche : nous connaissons la valeur mesurée aujourd’hui, mais pas celle d’hier ou d’avant-hier (cela faisait 20 ans que cette pollution existait avec une étendue fluctuante liée aux évolutions de l’activité industrielle !), encore moins celle de demain. Nous n’avons aucune donnée utile sur la durée, sur le temps long auxquelles les populations ont été exposées. Les mesures étant tellement disparates d’une maison à l’autre, il n’aurait pas été sérieux de produire une évaluation. Et j’ai surtout insisté pour prolonger le questionnement sur un autre registre : a-t-on étudié la dimension humaine dans son versant de la gestion de ce risque. Par exemple, y a-t-il eu des cas de leucémies dans le secteur pendant cette période ? S’il n’y en a pas, ce peut être plus tard, du fait du temps de latence parfois long avant le déclenchement de la maladie, alors que dire aux gens qui s’inquiètent ? Y a-t-il un réseau de médecins mobilisables et d’examens possibles à leur proposer le cas échéant ? Là j’ai pu me retrouver isolé, presque seul contre tous, mais petit à petit j’ai pu faire entendre mes arguments. Il ne s‘agissait pas seulement de traiter un problème de pollution environnementale mais aussi de mettre en place un cadre médical et humain pour la population. Appliquer la réglementation était nécessaire mais pas suffisant. A partir de là il revenait aux gestionnaires, et in fine aux politiques, de prendre les décisions utiles. Cette confrontation évaluation-gestion était au cœur des raisonnements, mais pendant un long moment, le chiffre issu de l’évaluation était trop prépondérant et masquait la nécessité d’appréhender les actions possibles une fois celui-ci connu.

 

Était-ce une période propice à l’ouverture entre les disciplines scientifiques, à des approches inter ou pluridisciplinaires ?

Le programme Primequal était bien interdisciplinaire, mais assez strictement entre les sciences dures. On parle d’inter, de pluri, de trans disciplinaire, autant de termes qui laissent penser qu’on travaille ensemble, en synergie. Or j’ai beaucoup vu autour de la table des spécialistes qui s’en tenaient chacun à ce qu’ils connaissaient. Dans les projets de recherche que l’on nous soumettait, j’observais surtout des juxtapositions de compétences, pas de liens réels. Il y a eu à coup sûr quelques initiatives intéressantes, mais l’ouverture n’est pas si grande. Travailler en mettant en retrait sa culture pour que puisse s’ouvrir un espace de collaboration n’est vraiment pas fréquent. Je reste circonspect même si j’apprécie évidemment ce type d’initiatives.

 

Y a-t-il eu pour vous une ligne directrice dans ce parcours en santé publique ?

Je résume de manière très prétentieuse mon parcours professionnel en disant que je me suis toujours trouvé au défrichage des choses. J’ai commencé à travailler sur la santé environnementale alors qu’elle n’était pas sur le devant de la scène. Je me suis penché sur l’évaluation des risques quand on s’en est emparé en France. On a donc travaillé de manière globale, à établir des valeurs toxicologiques de référence. J’ai été le premier à initier un travail de compréhension de ces valeurs toxicologiques de référence : quelles sont leurs méthodes d’élaboration, comment les construire pour des substances cancérogènes, pour des substances non cancérogènes. On considérait par exemple que pour des substances cancérogènes il n’y avait pas de seuil plancher, c’est à dire que la moindre molécule pouvait déclencher un cancer, contrairement aux allergies. Or c’est faux et uniquement théorique. On sait aujourd’hui que certains cancers ont des seuils, et aussi que d’autre pathologies interviennent sans seuil, ou à des seuils infinitésimaux. Nous avons défriché cela au début des années 2000[iv].

J’ai été dans les premiers à associer les sciences humaines aux recherches en santé publique dans le domaine de la pollution. Bien sûr, d’autres l’avaient fait auparavant au moment de l’épidémie de Sida ou pour l’usage des drogues. Mais c’était alors dans un contexte particulier, militant, demandant d’emblée un lien fort entre les associations en charge de ces sujets et les acteurs institutionnels.

Pourquoi avoir quitté cet univers professionnel pour un monde très différent, celui du sport et du badminton plus précisément ?

Les modalités de travail ont pu me lasser, en raison notamment de l’évolution des structures. L’InVS a grandi, nous étions de plus en plus nombreux à travailler sur ces notions d’impact, dans un service où nous sommes passés d’une vingtaine de personnes à plus de soixante. Au niveau global, nous sommes passés de 80 personnes à plus de 400 ! Et chacun a un avis à donner, de manière plus ou moins heureuse. Pour moi, ça a été comme un brouillard qui s’installe, dans lequel je ne discernais plus grand-chose. Plus ce brouillard devenait épais, moins je savais quel cap choisir. Mais je n’en étais pas conscient sur le moment, c’est une relecture a posteriori. Ces grosses machines tendent à devenir administratives, les liens humains se distendent, les enjeux de pouvoir prennent de l’importance.

Aujourd’hui, dans le domaine du sport, j’ai retrouvé de petites structures. A la fédération française de badminton nous sommes 30 salariés et 25 cadres d’Etat. J’y retrouve la possibilité de prendre des initiatives et de chercher des synergies. Quand on m’a demandé à la ligue régionale Île-de-France de mettre en place le Diplôme d’État d’entraîneur, je suis parti d’une page blanche.

J’étais à ce moment-là entraîneur moi-même depuis un peu moins de dix ans, j’avais passé les BE – Brevet d’État – 1 et 2 en 2006 et 2011. J’ai toujours apprécié de faire du sport, je suis très compétiteur avec beaucoup de respect pour l’adversaire. J’aime bien gagner mais au fond le résultat m’importe peu, le plus important est de se sentir bien sur le terrain. Je n’ai pas de passé de sportif de haut niveau, en revanche je dispose d’un bagage méthodologique pour monter et gérer des projets avec les connaissances à ma disposition. Passer de la connaissance à la compétence, c’est essentiel dans le sport : nous délivrons un diplôme de compétences. La connaissance ça peut à la rigueur s’acquérir en regardant des matchs. L’essentiel est que les entraîneurs sachent les utiliser, en parler de la bonne manière quand les pratiquants vous interrogent. C’est la fibre de la transmission qui m’importe, quel que soit le métier. Être entraîneur puis formateur d’entraîneurs repose sur ce goût de la transmission. Et depuis le 1er janvier 2018 je travaille aussi à trouver un emploi aux entraîneurs de badminton. Former des entraîneurs tout en les accompagnant dans l’emploi, c’est un seul et même creuset pour moi.

Tout cela n’existait pas de manière structurée. Là aussi il me faut construire à la fois la méthode et sa mise en œuvre. Mes expériences précédentes d’une nature toute différente viennent alimenter ma pratique : j’apprends aux futurs entraîneurs ce qu’est un projet, comment construire un projet de développement, donner de l’ampleur à une structure sportive, y compris pour y pérenniser un emploi. Cette logique de projet était similaire à celle d’un programme de recherche : recueillir des données, faire émerger une problématique, la transformer en plan d’actions, puis mobiliser un budget et des moyens humains pour le mettre en œuvre, puis l’évaluer…

 

Constitution et circulation des savoirs sont-elles toujours des moteurs alors que votre rôle premier est de former des personnes aujourd’hui ?

J’aime beaucoup formaliser. J’ai écrit deux livres sur le badminton que j’espère pouvoir publier prochainement : l’un sur la formation des entraineurs inspiré de ce que je mets en place dans le cadre du diplôme d’État que je coordonne, et un second sous forme d’abécédaire de l’entraîneur. Je souhaite transmettre aujourd’hui pour que nos successeurs ne soient pas obligés de tout réinventer à la prochaine génération. Je suis époustouflé par le temps long, par les décennies écoulées sur des questions traitées par d’autres dans le passé et que nous redécouvrons au présent. Les mêmes questions reviennent à l’identique. Les premières études épidémiologiques autour de 1850 sont de même nature que celles d’aujourd’hui. Bien sûr c’est plus construit statistiquement, plus solide expérimentalement. Mais c’est le même travail. Nous devons à chaque période faire nos propres expériences, nos propres erreurs… Mais autant que possible sans reproduire les mêmes erreurs que nos prédécesseurs, pour aller plus loin : comprendre la mémoire pour permette à d’autres de s’en emparer pour aller un peu plus vite, un peu plus loin. L’écriture joue ce rôle pour moi.

 

Et comment la notion d’habitat s’inscrit-elle dans votre parcours ?

D’abord, parce qu’en termes d’expertise, j’ai été pendant 10 ans membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire de la Qualité de l’Air Intérieur (OQAI). Ensuite parce que le sport et l’activité physique ont toute leur place dans l’habitat. L’habitat dépasse les frontières du domicile, il englobe un environnement de vie. Le sport y participe. Et même au sein du logement, de plus en plus de gens pratiquent du sport. L’un de mes fils fait son sport à la maison une fois par semaine, il fait de la musculation sans appareillage particulier, en utilisant l’espace et les aménagements disponibles. Chez certains habitants, des pièces sont consacrées à l’activité physique. Une étude montre que le pourcentage de jeunes pratiquant à leur domicile sont nombreux (environ 17%). Et ça évoluera encore, avec peut-être demain dans les immeubles des pièces communes pour ce type d’activités, comme on a des jardins partagés en toit d’immeuble.

On continue de se « fabriquer » quel que soit l’âge. Dans toutes les directives sportives, on demande à développer le sport pour tous. Pour les personnes âgées, de nombreux programmes se mettent en place[v], dans les Ehpad notamment. Et plus globalement, on prône aujourd’hui le sport – santé, j’y suis sensible. Comment, aux deux extrémités de la vie, montrer à ces populations l’importance de l’activité physique. Du côté des jeunes, parce que le capital santé se forme à ce moment-là ; de l’autre montrer aux personnes vieillissantes ou dépendantes ou malades qu’elles ont toute leur place en société, qu’elles peuvent continuer à se construire, à vivre et que l’activité physique est un vecteur social et psychologique fort. Je suis très sensible à la dimension éducative du sport et à la promotion du sport – santé, à tous les âges de la vie.

 

Propos recueillis par Denis Bernadet, janvier 2019

 

[1] DOR F., LE MOULLEC Y., FESTY B., Exposure of city residents to carbon monoxide and monocyclic aromatic hydrocarbons during commuting trips in the Paris metropolitan area. Journal of the Air and Waste management, 1995, 45, 103-110.

[2] L’Institut de veille sanitaire est une agence sanitaire française ayant existé entre 1998 et 2016, date à laquelle il a été remplacé par l’Agence nationale de santé publique. C’est un établissement public français rattaché au ministère de la Santé.

[i]    Médecin biologiste, ancien directeur du laboratoire d’hygiène de la ville de Paris, correspondant Leroy Merlin Source.

[ii]      Médecin expert en évaluation des risques sanitaires en lien avec l’environnement et l’industrie, aujourd’hui professeur titulaire de la chaire d’Hygiène et Sécurité du Cnam et responsable des enseignements de sécurité sanitaire au Cnam, directeur du laboratoire de recherche Modélisation et Surveillance des Risques pour la Sécurité Sanitaire (MSRSS)

[iii] http://invs.santepubliquefrance.fr/publications/2010/syndromes_collectifs_inexpliques/Guide_InVS.pdf

[iv]  Voir Valeurs toxicologiques de référence, Méthodes d’élaboration, au catalogue de la BNF : https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb389304640

[v]   Voir le numéro d’étape de Gérontologie et Société, Activité physique et vieillissement, n°156, vol.40/2018, Paris, CNAV

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