Energie & confort Energie dans le logement : observer les usages, questionner les habitants, décrypter les consommations

Energie dans le logement : observer les usages, questionner les habitants, décrypter les consommations

Entretien avec Gaëtan Brisepierre


Entretien

Sociologue de terrain, Gaëtan Brisepierre a soutenu en 2011 une thèse sur les usages du chauffage dans les logements collectifs. Sur la base d’observations et d’entretiens avec les habitants, il estime que ces usages sont mal repérés, mal connus. Cette méconnaissance est un frein aux politiques et aux innovations technologiques destinées à réduire les consommations d’énergie domestiques.

 

Gaëtan interviendra lors de la journée débats Vers une éco-performance pour tous dans l’habitat le 18 octobre 2012 à Strasbourg.

 

 

 

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Vous définissez-vous comme un sociologue de l’énergie ?

 

Ma spécialité, ce n’est pas l’énergie, l’environnement ou l’habitat, ce sont les enquêtes de terrain. Quand on évoque la sociologie, on ne pense pas immédiatement à cela : les sociologues reconnus sont plutôt des théoriciens des fonctionnements sociaux. Pour ma part, j’étudie un sujet sur le terrain, interrogeant des personnes, professionnels ou consommateurs, sur les lieux de leurs pratiques, observant des comportements et usages. Je recueille un ensemble de données et de points de vue, nécessairement subjectifs, pour m’efforcer d’atteindre une certaine objectivité.

 

Tous les points de vue des personnes impliquées dans l’objet de l’étude ont un intérêt. Dans mes enquêtes, la parole d’un professionnel du chauffage aura la même valeur que la parole d’un habitant utilisateur du chauffage. C’est bien en confrontant leurs points de vue, différents, qu’on va produire un résultat intéressant. Cette méthode de travail vient d’une pratique américaine, celle de l’école de Chicago : dans les années 60, des chercheurs y ont fait le constat qu’on utilisait les données qualitatives comme des données quantitatives, avec les mêmes critères d’évaluation. Ils ont imaginé des méthodes spécifiques à l’étude qualitative, c’est-à-dire basée sur le sens plutôt que sur la quantification. Cela a abouti aux théories ancrées, au sens de ancré dans le réel. Autrement dit, on ne part pas de grandes théories totalement cohérentes sur la société, mais on produit des théories rendant compte après observation d’un phénomène social précis. En France, ce type de recherches empiriques en sociologie s’est développé plus tard, à la fin des années 80.

 

En résumé, ma méthode c’est : une théorie par enquête et par objet. Je ne cherche pas à appliquer des théories existantes à un nouvel objet, mais j’essaie de fabriquer pour chaque enquête une théorie propre pour rendre compte du phénomène étudié.

 

 

Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser aux usages de l’énergie ?

 

D’abord je ne voulais pas faire de sociologie de laboratoire, et je voulais me sentir utile. Pour mon mémoire de master, en 2006, j’ai cherché un commanditaire pour une enquête. J’ai rencontré Gaz de France qui souhaitait une enquête sur les énergies renouvelables. A partir de cette première expérience, l’entreprise a trouvé un véritable intérêt à la démarche sociologique. Cela correspondait bien à mon envie de développer ma discipline dans un univers d’ingénieurs, technique et économique. Ils m’ont ensuite proposé un travail de recherche, sous la forme d’une thèse, sur les économies d’énergie dans les logements collectifs.

 

 

Pourquoi cet intérêt d’une entreprise comme  GdF pour une approche sociologique ?

 

Jusqu’à très récemment, jusqu’au Grenelle de l’environnement (voire jusqu’à la catastrophe de Fukushima), les questions énergétiques n’étaient pas présentes dans le débat démocratique. L’énergie était traditionnellement un sujet technocratique, c’est-à-dire confisqué par certains, en l’occurrence les grands corps d’ingénieurs de l’Etat. Les choix n’étaient pas débattus par les citoyens. Mais l’énergie change de statut : réchauffement climatique, explosion de la demande des pays émergents, raréfaction des ressources fossiles, augmentation des coûts… elle devient un enjeu de société fondamental. D’où l’émergence de la sociologie dans l’énergie, progressivement, depuis les chocs pétroliers des années 70.

 

C’est donc une évolution des méthodes de pensée : jusque là, les décisions étaient prises par le haut,  à partir d’hypothèses sur ce qu’est la réalité sociale. Les décideurs disposaient de données économiques et techniques très précises. Mais concernant les comportements ou les jeux d’acteurs, ils se fiaient à leur propre expérience ou à celle de leur entourage personnel et professionnel : il s’agissait donc de données non renseignées du point de vue scientifique. La vision sociologique de terrain n’est ni parfaite ni objective, mais elle apporte des données solides, ancrées dans ces comportements et jeux d’acteurs. C’est essentiel car ils ont autant d’impact que les données économiques et techniques. La sociologie de l’énergie doit permettre aux décideurs de tenir compte des pratiques professionnelles ou domestiques des organisations et des personnes. Et si l’on vise des évolutions de la consommation et des changements de comportement des individus, mieux vaut partir de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font !

 

 

Dans votre thèse sur les usages du chauffage dans les logements collectifs, comment avez-vous fait des liens entre ces pratiques individuelles, les dispositifs techniques et les enjeux économiques ?

 

 

Il s’agissait d’étudier les comportements de consommation d’énergie dans les immeubles, les appartements. Dans cette recherche, j’ai découvert un décalage complet entre la réalité observée chez les gens et les discours des autorités compétentes. Chez des particuliers, même quand ils sont vigilants à leur consommation énergétique, je constate que ça ne change pas grand-chose à leur consommation réelle ; en outre, quand ils font des efforts de réduction de cette consommation, ils ne savent pas si réellement leur manière de faire est pertinente. Or, dans le même temps, il existe un discours permanent de responsabilisation du consommateur par rapport à ses gestes quotidiens, comme s’il était la clé de voûte de la transition énergétique ! Comme si, par sa simple volonté, le consommateur allait faire évoluer le mode de consommation ! Or mon étude montre qu’il est soumis à de multiples limites et contraintes.

 

J’ai mené mon enquête sur trois terrains de recherche. L’un portait sur le logement social et sur la façon dont on y gère le chauffage.  Pour traiter la question des comportements à l’intérieur du logement, j’ai décidé d’aller voir à l’extérieur du logement : comment sont prises les décisions, comment sont gérés les systèmes qui équipent le bâtiment. J’ai rencontré tous les professionnels qui travaillent sur la gestion du chauffage dans les Hlm. Le constat est le suivant : nous avons d’un côté des habitants qui essaient tant bien que mal d’obtenir chez eux une température qui leur conviennent, de l’autre côté des professionnels qui gèrent un système de chauffage collectif contraignant ; or ces deux univers ne communiquent que par l’intermédiaire du système technique lui-même. Ils ne se rencontrent jamais, ne se parlent pas. Or quand la gestion du système de chauffage collectif n’est pas assez efficace ou réactive en cas de problème, on assiste à des détournements du système : certains locataires bouchent les aérations pour avoir chaud, d’autres ouvrent la fenêtre pour compenser la surchauffe. Autrement dit, faute d’une bonne gouvernance entre le bailleur social, les professionnels et les habitants, les projets d’économies d’énergie risquent d’être annihilés !

 

J’ai choisi ensuite de travailler sur un second terrain, sur d’autres habitants, impliqués dans la gestion et dans les prises de décision : la copropriété. Une partie des habitants y votent les décisions de travaux, participent à la gestion. Ils ont prise sur le système énergétique de l’immeuble. Et il y a là un autre paradoxe ! A propos des copropriétés, les experts disent : « le seul problème, c’est que ce sont les habitants qui décident », sous-entendu c’est à cause de cela que l’on tarde à prendre des décisions fortes dans le logement pour assurer la transition énergétique. Ce serait donc ces profanes qui bloqueraient cette évolution. Alors qu’en fait, d’après mes observations, malgré un système officiel de participation et de vote des copropriétaires, le système de décision est largement verrouillé par certains acteurs qui y ont intérêt, les syndics notamment. Pour progresser en matière d’économies d’énergie, j’ai vu des habitants contourner le système officiel de décision, mettre en place des circuits d’information alternatifs, pour aboutir à des décisions de travaux. En fait, la décision se construit hors des temps officiels de l’assemblée générale : les habitants motivés organisent des réunions par eux-mêmes, sollicitent directement les professionnels, convainquent des voisins : ils construisent non seulement un bâti plus sobre en énergie, mais aussi un collectif qui n’existait pas auparavant. Au passage, ce sens collectif de la vie commune s’accompagne généralement d’une amélioration des relations de voisinage.

 

Sur ces questions d’économies d’énergie, on oppose souvent changements de comportements et décisions de travaux, petits gestes et rénovation. Mais pour appliquer les gestes de sobriété, il faut connaître le sens collectif de ces gestes. Or on ne peut pas s’approprier ce sens collectif si on est exclu de la décision.

 

 

Vous avez travaillé sur une troisième population, des habitants militants de l’environnement : qu’avez-vous observé ?

 

C’était juste après le Grenelle de l’environnement, qui a suscité une prise de conscience des Français (même si la crise a quelque peu balayé cette tendance). Des sondages l’ont établi clairement, mais les conclusions des sondeurs me heurtaient : ils ont considéré que puisque les mentalités changent, alors le reste va suivre, les pratiques vont changer aussi ! Je n’ai pas cru dans cette idée. Je suis donc allé voir des habitants à la fois sensibilisés à ces questions, et de plus informés et compétents sur les usages de l’énergie ; j’ai rencontré des militants environnementaux, qui prônent la sobriété énergétique, pour interroger leurs pratiques à leur domicile. Et il est vrai qu’ils ont des pratiques plutôt innovantes ; mais finalement leur consommation est très peu différente de celles des  habitants des hlm et des copropriétés ! Ces militants font des efforts de réduction de la consommation énergétique sur certains usages, mais les contraintes des bâtiments sont telles que finalement leur consommation d’énergie est assez semblable à celle d’autres habitants.

 

 

Cela signifie-t-il que les habitants ont peu de marge de manœuvre sur leur consommation réelle ?

 

En fait, la marge de manœuvre ne dépend pas des mentalités, elle dépend de la position sociale, par exemple locataire ou propriétaire. Le locataire ne participe pas aux décisions de rénovation, de travaux, la marge de manœuvre est réduite. Les militants interrogés étaient tous locataires.

 

 

Que faut-il donc retenir des discours sur les petites gestes du quotidien, comme l’utilisation d’interrupteurs pour supprimer les veilles de tous les appareils domestiques ?

 

D’abord pour bon nombre d’habitants, mettre en place toute une gamme de multiprises avec interrupteur, c’est complexe. Et surtout, il faut ensuite intégrer un nouveau geste, en faire une routine dans le quotidien : ce n’est pas si simple. La notion de petit geste me déplaît, car on veut faire passer pour simple ce qui se révèle en fait une véritable révolution des comportements domestiques.

 

La notion d’économies d’énergie me déplaît tout autant, car une « économie d’énergie », c’est toujours un investissement : c’est une dépense avant d’être une économie ! Financièrement bien sûr, mais aussi parce que cela prend du temps et nécessite un apprentissage. « Economie d’énergie », c’est un peu trop vendeur pour des évolutions qui se révèlent complexes et de long terme.

 

 

Que pensez-vous des politiques consistant à vouloir accompagner les habitants dans leurs changements de pratiques, ou à inciter à adopter de bonnes pratiques ?

 

Si ça signifie donner des règles générales que chacun doit ensuite appliquer dans son contexte quotidien, je n’y crois pas : elles ne sont pas adaptées à la réalité du quotidien et aux contraintes du bâti. En tant qu’habitant, on ne sait pas ce qu’on doit faire ! Et en tant que décideurs, on ne sait pas aujourd’hui comment les habitants vivent : par exemple dans les bâtiments basse consommation comment se comporte-t-on avec du triple vitrage, comment se débrouille-t-on avec un système de ventilation pour se chauffer… On a bien du mal à définir les « bonnes pratiques » : ainsi quand on a réfléchi à la réglementation thermique 2012, on a d’abord imaginé des bâtiments dans lesquels les habitants ne pourraient pas ouvrir les fenêtres, pour une bonne gestion technique de la chaleur. On a supposé que des habitants pourraient accepter une telle option mais cela relevait du fantasme technologique ! Chez soi, on ouvre sa fenêtre pour bien d’autres raisons que la régulation thermique.

 

Autre exemple : certains experts imaginent aujourd’hui de brider les thermostats à 19 degrés. Mais que cela provoquerait-il ? Les habitants s’équiperaient massivement de convecteurs électriques ! Car l’observation montre que la température de confort réelle est plutôt de l’ordre de 21 degrés chez les Français.

 

En résumé, pour accompagner les habitants, encore faut-il savoir quoi leur conseiller, or aujourd’hui on connaît bien peu les manières d’habiter. La seule solution est de co-construire la connaissance avec les habitants, avec l’ambition de les faire adhérer au projet de changement. C’est un concept très classique dans un autre contexte, celui de l’organisation des entreprises : le premier travail est de faire partager une vision !

 

Le second élément, c’est la force des contraintes : on sous-estime toujours combien celles de la vie domestique sont fortes et structurantes. Contraintes du ménage, de la vie de famille mais aussi contraintes structurelles : les fameux 19 degrés, bonne pratique à visée généraliste, sont bien souvent inapplicables dans les logements car les systèmes techniques ne le permettent pas, ne sont pas prévus pour ça. L’exemple type, c’est le plancher chauffant, qui ne permet qu’une façon de réguler la chaleur, à savoir en ouvrant les fenêtres.

 

Globalement, on surestime nos capacités de changements sociaux et individuels. On ne prend pas assez en compte la force de nos structures relationnelles (la famille, les organisations), nos normes sociales de comportement, les dispositifs techniques : toutes ces dimensions qui « freinent » le changement. Le changement est toujours un mouvement lent.

 

 

Prendre en compte les points de vue des habitants, est-ce leur reconnaître une « expertise d’usage » ?

 

Les habitants détiennent en effet une connaissance spécifique, certains auteurs l’ont théorisé : la notion de « compétences ordinaires ou profanes » vient de travaux de recherche sur l’habitat. Dès lors, comment cette expertise d’usage s’articule-t-elle avec d’autres expertises ? Cette connaissance profane n’est pas à mes yeux le juge ultime de la vérité ou du beau. Je ne me situe pas dans une forme de démocratie populiste dans laquelle les citoyens auraient un droit de décision universel. Néanmoins, leur expertise a autant de valeur qu’une expertise technique. C’est en les confrontant, sur un pied d’égalité, qu’on parviendra à des décisions acceptables par tous. Ce qui est vrai ici au niveau individuel se reporte au niveau institutionnel. Prenons l’exemple de la règlementation thermique : elle ne peut pas être élaborée par des habitants. Mais seuls eux savent comment ils règlent leur système de chauffage, à quelles conditions ils se sentent bien dans leur logement, avec quelle température. Or, dans les groupes de travail qui élaborent la réglementation thermique, on ne trouve que des experts techniques, qui de plus représentent des intérêts, ceux des entreprises qui seront impactées par l’évolution de cette réglementation. Les associations, environnementales ou de consommateurs, ne sont pas représentées ; or elles ont une connaissance fine des usages. Il serait pertinent dans l’élaboration des politiques publiques de renforcer la présence des associations.

 

Entretien réliasé par Denis Bernadet

Mars 2012

 

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