Autonomie Vieillesse Habiter et vieillir : retour sur l’expérience de la Maison des Babayagas
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Habiter et vieillir : retour sur l'expérience de la Maison des Babayagas

Entretien avec Frédéric Morestin, ergothérapeute et correspondant Leroy Merlin Source


Entretien

Frédéric Morestin est ergothérapeute et consultant. Entretien_MorestinAncien responsable du département de la recherche de l’école en ergothérapie Adere, il est également correspondant Leroy Merlin Source du groupe Habitat et autonomie. Il a rencontré les femmes fondatrices de la Maison des Babayagas dès 2006 dans le cadre des rendez-vous de l’âge de Besançon. Ces dernières ont créé, après un long cheminement personnel et institutionnel, la Maison des Babayagas. Cette aventure aura connu entre 2000 et 2012, année de son ouverture à Montreuil, un large écho national et international. La cheville ouvrière de ce vivre ensemble dans la vieillesse, caractérisé par l’autogestion, la citoyenneté, l’écologie, la solidarité, le féminisme et la laïcité, a été incarnée durant plus de douze ans par Thérèse Clerc.

Frédéric Morestin a cheminé avec les différents groupes de femmes liés au projet de la Maison des Babayagas et d’Unisavie (Université du savoir des vieux), association d’éducation populaire indissociable du projet d’habiter ensemble conçu par Thérèse Clerc. Il a aussi accompagné cette dernière jusqu’à sa mort le 16 février 2016. À l’occasion de la sortie du numéro de Gérontologie et société, Habiter chez soi jusqu’au bout de sa vie en mars 2017, publié avec le soutien de Leroy Merlin Source, nous l’avons interrogé sur les enseignements qu’il tire d’une expérience qui a suscité de vives controverses mais a aussi contribué à initier un changement de regard sur le vieillissement et les vieux.

 

Comment avez-vous commencé à travailler avec le groupe initial des Babayagas ?

Deux ans après notre première rencontre en 2006, nous nous sommes retrouvés avec le désir de travailler ensemble. La maison n’était pas encore construite. Nous nous sommes mis d’accord sur la constitution d’un groupe autour du corps qui a rassemblé de 11 à 15 femmes durant 2 à 3 années. Notre travail corporel a été l’occasion d’appréhender de manière radicalement nouvelle les problématiques du corps âgé et donc des gestes de l’habiter. Malgré leur grande et longue expérience associative, je crois que ces femmes âgées alors de 60 à 91 ans y ont redécouvert l’existence, la puissance et la fragilité de leur corps et du corps collectif qu’elles étaient en train de créer. Elles y ont élaboré les questions qui devaient s’affirmer centrales dans le projet de la Maison des Babayagas : la rencontre avec l’autre, la perception de la détresse ou de la fragilité de l’autre, les moyens de l’aborder, de s’apporter du soutien. Ces sessions ont aussi été le lieu de l’affirmation du plaisir d’être ensemble, de se découvrir et de s’apporter de la sollicitude et de la tendresse. Malheureusement, ce groupe de fondatrices a éclaté. Et notre travail autour du corps âgé et du projet a pris fin.

 

Quels ont été les effets de l’éclatement de ce premier groupe ?

Thérèse Clerc avait à coeur de continuer à travailler avec d’autres sur une notion qui est au centre du projet de l’habiter de la Maison des Babayagas : le temps partagé. Nous avons essayé de mieux la définir à travers des entretiens réguliers. Cette réflexion commune nous a permis de conserver un lien dans une période très difficile pour elle. Puis, durant six mois, avec le groupe de femmes qui venaient de rentrer dans la maison enfin construite, nous avons tenté de reprendre le travail sur le corps. Mais la dynamique du groupe était différente. La réalité des logements et des espaces communs, les personnalités des participantes, les relations avec les pouvoirs publics, le fait que l’action et les prises de paroles de Thérèse Clerc faisaient l’objet de contestations ont créé une difficulté à rassembler ces femmes dans un même projet. Et si cela n’était pas encore perceptible de l’extérieur, Thérèse Clerc était entrée dans une phase de plus grande fragilité. Comme toujours avec les Babayagas, à cette époque, j’ai poursuivi mon engagement dans le projet de manière informelle en programmant avec elle des activités et des conférences. Par exemple, après les attentats de Paris, en novembre 2015, nous avons organisé une conférence
sur la parole humiliée et la parole emprisonnée.

 

Quel est aujourd’hui la place des hommes dans un projet qui a été présenté et très longtemps perçu comme un projet de femmes ?

La Maison des Babayagas n’est pas le lieu du rejet des hommes, loin de là. Les hommes y ont une place, à la fois dans l’organisation, les projets et dans la vie de certaines habitantes. En revanche, il faut le noter, il n’y a pas d’habitants hommes. Le plus important pour moi est que dans ce projet ce sont les femmes qui ont l’initiative face aux hommes : ce sont elles qui décident de les inclure ou pas dans leur projet !
Si l’on ne peut pas être un Babayaga habitant, on peut être un Babayaga qui partage les valeurs de ce collectif, s’y associe et travaille avec. C’est là peut-être une voie plus originale et fructueuse pour des partages dans le temps du vieillir comme dans l’intergénérationnel. Parce que la Maison des Babayagas est une utopie, elle peut repousser ces limites. Dans ce sens, il me semble que la place des hommes sera toujours à inventer.

 

Comment analysez-vous les effets de l’utopie du projet dans les actions concrètes du collectif des Babayagas ?

La complexité du projet des Babayagas qui mêlait conception, construction et autogestion d’un lieu de vie, création et animation d’un projet d’éducation populaire ouvert sur la ville, changement de regard sur la capacité des personnes âgées et très âgées à rester actrices de leur existence et de leur citoyenneté jusqu’au bout a parfois piégé les Babayagas dans des débats très inhibants. Dans mon cheminement avec elles, il m’est apparu important de revenir aussi souvent que possible à des projets très simples en prise avec la réalité de la Maison. Ces projets peuvent permettre de rendre concrets les idéaux partagés. L’an dernier, j’ai proposé de chercher des fonds, de mettre en place un événement d’ouverture de la Maison à l’extérieur puis, avec l’argent collecté, de réaliser une intervention réelle sur le jardin. Ce qui a été fait.

 

Quels acteurs font vivre aujourd’hui la Maison des Babayagas ?

Actuellement, les projets de la Maison des Babayagas sont portés par trois associations. La première, la Maison des Babayagas, réunit les habitantes porteuses du projet. La seconde, un collectif d’habitants issus des « recrutements » du bailleur social (femmes et étudiants). La troisième est Unisavie. Ces associations réunissent des personnes qui habitent ou pas la Maison. Je pense que cette organisation, fruit de l’histoire du projet, reflète la réalité de la dynamique souhaitée : non pas un unique décisionnaire, hégémonique, mais l’articulation d’associations aux valeurs communes qui incarnent des dynamiques de vie et d’investissement complémentaires. Certaines habitantes appartiennent à deux ou trois de ces associations et « naviguent » entre elles. Elles tissent le lien indispensable à cette articulation.
Une des valeurs fortes qui articule la Maison des Babayagas et Unisavie est le temps partagé. Chaque membre de ces deux associations s’est approprié au fil du temps cette valeur et tente de la faire vivre. Mais ce n’est pas simple. Il ne faut pas oublier que le lieu est sorti de terre en 2014, soit près de 10 à 12 ans après le lancement de l’idée par Thérèse Clerc. De l’idée initiale à la construction puis à la mise en oeuvre de l’autogestion et des animations à l’échelle du quartier et de la ville, de nombreuses étapes, douloureuses ou heureuses, ont permis d’avancer. Mais je crois que nous en sommes encore aux balbutiements d’un vivre ensemble qui doit trouver sa forme. Il faudrait que des sociologues viennent se pencher sur la dynamique de ce projet pour analyser en quoi elle ressemble ou diffère de celle de projets menés par des habitants plus jeunes. Une telle analyse permettrait aussi de comprendre les réactions de tous ceux qui ont accompagné ou freiné le projet des Babayagas jusqu’à lui donner sa forme actuelle.

 

Le projet architectural de la Maison des Babayagas est-il à la hauteur de leur projet de vivre ensemble ?

Si le projet de la Maison des Babayagas a été innovant au niveau des valeurs et de l’implication des habitantes, il ne l’a pas été sur le plan architectural. Certainement parce que les discussions se sont focalisées autour du partenariat institutionnel avec les habitantes, de son encadrement, et beaucoup moins sur les conditions matérielles et spatiales du vivre ensemble. Ni le bâtiment ni l’architecture ne sont au service d’une vie différente. D’ailleurs, les visiteurs qui se rendent à la Maison des Babayagas sont très souvent déçus par la qualité architecturale. Ils s’attendent à une sorte de « paradis » et découvrent un ensemble de logements assez basique et pauvre. J’éprouve bien souvent le regret que l’architecte n’ait pas pu ou su profiter de femmes aussi innovantes pour oser. Elles étaient ouvertes à des choses extraordinaires sur l’aménagement à condition d’être accompagnées. Je pense que c’était l’un des défis de ce projet et il n’a pas été relevé. Tout comme les pouvoirs publics, l’architecte a répondu à un problème, pas à un rêve.

 

Habiter et vieillir pose la question de la fin de sa vie. Quelles étaient les conceptions de Thérèse Clerc à ce sujet ?

Thérèse Clerc désirait vivre un vieillissement joyeux, libre, ouvert sur le monde, à la rêverie, une rêverie qui prend en compte la question du genre et des luttes autour du genre, de la sexualité et des rôles sociaux. C’est la vision d’une vieillesse non bridée par les représentations et les clichés, et qui n’aspire pas à nous faire croire qu’elle pourrait rester jeune. La vieillesse selon Thérèse Clerc refuse de se fermer sur elle-même, de disparaître avant de mourir. Elle est, comme le dit Roger Dadoun (Lire l’entretien en ligne), un âge de lutte, et même de luttes sur des sites où on ne l’attend pas.
Par exemple, sur la question de la fin de vie, beaucoup de personnes actuellement rappellent, suivant Thérèse Clerc, leur refus de vivre une vie indigne à leurs yeux. Cette indignité est différente selon les personnes. Elle peut être liée à un état de santé et de dépendance comme au refus de vivre sans son conjoint. L’indignité dépend étroitement du sens que l’on donne à sa vie.

 

Quel message de Thérèse Clerc retenez-vous ?

Je dirai tout d’abord qu’elle n’a pas cessé d’interpeller les pouvoirs publics sur leur vision négative et anxiogène de la vieillesse à travers la seule dépendance. Jusqu’à sa disparition elle a rappelé que 80 à 85 % de la population vieillissante n’était pas dépendante et avait quelque chose à offrir à la société. Et que cette population était majoritairement constituée de femmes. Ensuite, par l’expression de son désir, de ses valeurs, par son dynamisme, elle a fait émerger une parole d’espérance pour et dans la société. Cette parole s’appuie sur une partie de la population dont personne n’imagine qu’elle peut porter de l’espérance : les vieux. La vieillesse est un espace-temps d’espérance pour un changement de soi et de la société. À travers la Maison des Babayagas, elle souhaitait réinventer et réenchanter le collectif au sein de notre société.
Elle nous laisse donc cette question qui peut heurter beaucoup d’entre nous : quel sens donner à un projet collectif dans une société qui nous malmène et qui prône avant tout le quant-à-soi, la compétition jusqu’à la fin ?

 

Propos recueillis par Pascal Dreyer, avril 2016, mars 2017

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