Habiter Chez-soi « Chez soi » : c’est quoi ? Rester coi, ou fouiller plus profond son Moi?
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"Chez soi" : c'est quoi ? Rester coi, ou fouiller plus profond son Moi?

Contribution de Roger Dadoun, philosophe, psychanalyste


Contribution

Contribution Chez soi R DadounTrop facile, non, ce « chez-soi », qui nous inspire, nous aspire, nous pompe, jusqu’à l’os – combien y laisseront leur peau, toute ? On pourrait admettre d’emblée que le chez-soi – sans « guillemets » désormais – de par sa seule écoute, va de-soi, avec cette figure d’allant-galopant-tournant-en-spirale-du-chezvers-le-soi, à-l’intérieur d’un espace bien déterminé, frappé d’une touche de nostalgie, rejet ou munificence, qui laisse coi. Cumulard, il combine à la fois l’être et l’avoir : « être chez-soi », « avoir un chez-soi » (dictionnaire : « chacun veut un chez-soi ») – on entendrait presque ces grands mots rouler en vagues d’ivresse, avec fleurs d’écume et fragrance ad hoc, tout en louchant sur sévères comptabilités. De quoi être comblé – avec combles en sus ! Qu’est-ce que demande le peuple ?

Par « peuple » qui fait ici irruption inattendue, on ne cherche nullement à désigner on ne sait quelles classes sociales particulières, dont les contours fluctueraient au gré des idéologies – ces classes souvent dites « populaires » ou de « quartiers sensibles » qui se lamentent et revendiquent et s’exacerbent, grinçant silencieuses des dents ou clamant haut et fort assoiffées et frustrées leur droit à un chez-soi brandi en hochet ad mortem (« avoir un chez-soi  », « être chez-soi », rêve sans cesse ressassé qui rampe en supplication de Tantale tout au long de l’existence, ô mères éplorées pères humiliés enfances dérobées). En lançant, presque à la cantonade, ce syntagme modeste et populaire, « qu’est-ce que demande le peuple ?, on ne fait que se plier à son sens le plus banal, le plus universel – je désigne ainsi tout le monde et tout un chacun, et vous, et moi, nous, il, ils, l’entière humanité, depuis quelque lointaine origine où se terrerait, floue hypothèse, un inimaginable chez-soi, jusqu’à nos actuelles fiérotes orgues de béton, alu et verre aux vertigos colossals, où de denses jungles de chez-soi agglutinés  se dressent en gloire et prolifération toutes tailles, formes, couleurs, parfums, délires, et croissent et trônent en rivales babéliennes qui se hissent et gravissent, paranoïaques, jusqu’aux cieux impavides.

Que si l’on se prête un tant soit peu à l’hallucination, l’on verra d’utopiques architectes (est-ce pléonasme ?) chevauchant quelques chiennes de comètes savamment domestiquées (pour peu que l’on parvienne, c’est peut-être pour bientôt, à maîtriser leurs ballades erratiques) proposer des plans pour des chez-soi d’establishment lunaire. Plus prudents, d’ingénieux bâtisseurs mécanocrates pourraient envisager de fabuleuses et plus ou moins proches ou lointaines réalisations futuristes : opulentes habitations-zeppelins bercées sur mols oreillers de nuages parqués en sages enchaînements ; halieutiques nautilus ancrés en méditants sybarites dans les profondeurs océanes ; sans compter – n’occultons jamais les divagations magnétiques de nos pieds (sic) – somptueuses galeries souterraines impolluées réservées à quelques « élites » terrorisées ; à moins que, virant en indécrottables désespérées banlieues, elles ne sinuent et ne se faufilent en glaireux viscères propices à engloutir les sombres cohortes de travailleurs somnambuliques migrant de la Metropolis de Fritz Lang. Contraint de nous en tenir prosaïquement au seul plancher des vaches, nous pouvons à tout le moins suggérer un sujet de concours pour diplôme de journaliste ou d’urbaniste, style : « 1. Imaginez et structurez un « chez-soi » familial en l’an 2084 ». « 2. Question subsidiaire : quel centenaire cette date vous suggère-t-elle, et quelle leçon en tirez-vous ? ».

 

« Chez-soi » : d’intime en extime, et réciproquement

Bizarre glissement que celui qui nous mène de nos fades approches du chez-soi commun et populaire (EAU & GAZ A TOUS LES ÉTAGES M.D », disait Marcel Duchamp dans un de ses readymades bons à tout faire) aux utopies futuristes et surréalistes nourries de fantasmes et fantasmagories. A peine logés et enclos, domestiqués tels des bêtes familières en nos espaces aménagés clos (« Défense d’entrer » s’étale sur tous panneaux et supports – et voici que sur portes, portails, barrières et murs pavillonnaires ou imitations s’affiche en férocité le menaçant interdit d’un sommant « mon chez-moi » promulgué sous l’œil d’un cerbère impétré « chien méchant »), nous ne cessons cependant de nous projeter – rengaine à la Beckett : « imagination morte imaginez » – en d’édéniques et incroyables habitats, téléportés dans un mixte de terreur et d’extase en des « espaces infinis » dont, en dépit de ce que dit l’agenouillant et cosmitragique Pascal, « le silence éternel » nous séduit autant qu’il nous effraye.

Il n’est pas question, on s’en doute, d’aller en ces sphères et stratosphères hardiment s’aventurer – il y a pour cela des « têtes d’œufs » plus ou moins secouées d’einsteinienne hilarité. Il nous suffit, « pour en finir avec le jugement » de l’Architecte ( « jugement de dieu », disait Artaud), de prendre acte de la composition duelle du chez-soi et de sa double et irrésistible pression – à la fois diastole et systole, com-pression et ex-pression : d’un côté l’on désire ardemment et l’on s’enjouit de loger dans la cloque, la bulle, le nid, la niche, la ruche, le terrier, le territoire intime du chez-soi (ce dernier figurant et matérialisant et entretenant l’intime même), tandis que, de l’autre, on se tourne vers les ailleurs, regard grand ouvert ou fermé, en postures zen, yoga ou chorée de Sydenham[1], au rythme de souffles exténués ou athlétiques – lorgnant vers toutes sortes d’exterritorialités, en quête, active ou fictive, consciente ou inconsciente, dans l’angoisse ou l’extase, d’habitats inouïs, rêves coriaces ou rêveries hypnoïdes d’un chez-soi extime qui nous intime d’halluciner un harmonieux et chaleureux (ou désastreux) accord avec le monde.

Le double vecteur du chez-soi s’avère plus strident, plus fluctuant et plus conflictuel si on le rapproche de la brûlante intensité de son synonyme, le foyer. Ce dernier désigne couramment l’instance personnelle et familiale privée. Il se perçoit ou se veut ou se fantasme flamme, chaleur, sécurité, noyau de vie (« que du bonheur ! », dit le slogan du jour), au point d’être calculé, comme le veut le lexique statistique, en « feux » (les « sans feu ni lieu » n’émargeant au pire-mieux que pour les fosses communes). Mais il s’inscrit par ailleurs comme point de départ, sortie de soi, instance d’« extimité » qui ne se déploie le plus souvent qu’en égarement, aventure et déréliction : « foyer » organique de la maladie, individuelle ou collective, qui ne promet que contagion et malédiction (grippe, typhus, tumeur) ; « foyer » anthropologique des mouvements sociaux, politiques ou idéologiques qui se complotent et se complaisent en ramifications, rhizomes et emprises – croyants en processions et messianiques tribus y creusent leur tombeau. En ramenant le char du chez-soi à sa plus élémentaire Roue de bicyclette (roue fixée mais tournante montée sur tabouret par Marcel Duchamp), on dira du « chez-soi intime » qu’il est centripète, qu’il a vocation à faire venir et retenir en son centre, son ombilic, tous les rayons et lignes de force ou de faiblesse dont s’embobine et se contorsionne le soi – tandis que, centrifuge, le « chez-soi extime » cultive toutes les occasions, trouvailles, promesses ou nécessités de se glisser, se poser hors de soi – cela s’appelle « culture ».

 

Astronomique œcuménicité

Pour autant que le soi parvienne à s’extraire et se répandre loin de sa niche originelle, il se fragmente et s’éparpille en multiples parcelles. Mais ce qu’il perd en autonomie, cohérence, densité, unité, acuité de conscience, il le compense par ses liaisons multipliées avec ces cercles concentriques qui, émanant du noyau intime originaire, entraînent les pièces du soi démembré vers les grands larges, en vue d’horizons ineffables, accédant à des formes et puissances de réalité, surréalité ou irréalité face auxquelles le soi nodal ne peut que se révéler tel : noué, noueux. Cela va du miraculeux et hallucinant espace des grottes paléolithiques – où, par-delà créations et créatures familières et prodigieuses issues d’une main artiste, l’effarant feu prométhéen du foyer fait surgir sur l’écran pariétal des formes fugitives fantastiques – aux limites, perçues illimitées illimitantes, que dessinent ou figurent les déserts, océans, points d’eau ou amas de rocs, jungles ou abîmes terrestres, autant que les contemplations des grandes ourses et des astres, musiques des sphères, effusions chamaniques ou mystiques qui trouvent toujours à se “loger” dans quelque infini divin.

Il apparaît ainsi clairement que tous les espaces, quels qu’ils soient, réels ou rêvés, terreux ou galactiques, s’avèrent aptes à fonctionner en chez soi pour l’être humain. Terreux : l’aborigène australien nomadise nu dans le bush et les vastes déserts, qu’il a « domestiqués » et fait siens (par appropriation) et soi (par grandissement de son être propre). Il ne tolère aucun vide, et tout y passe : terres, rochers, grottes, mares, monticules, crevasses, déchets, grossesses, coïts, cadavres, etc., qui s’énoncent et se relaient en habitats bénévolents inlassablement parcourus par les grands héros mythologiques[2] . Il suffira aux divers membres de la parenté nomade[3] de s’aménager, près du feu ou des braises et au besoin en s’entourant de chiens dingo, un petit monticule de sable ou de terre qui vaudra signature de chez-soi – alors que ce n’est qu’à peine point de chute, maigrelet schéma relevant plutôt d’un onirisme inscrit à même le sol pour accueillir repos, sommeil, rêve « éternel » – froid glacial lui-même subsumé sous le mythe. Galactique : persiste ce désir, venu on ne sait d’où, de se projeter au plus loin. Propulsés au plus haut des cieux, jetés dans un espace qui ne saurait être ressenti que comme du “hors” pur et comme l’infini même- terreur verrouillée et regard pris de stupéfiante sidération -, les astronautes se lovent à l’intérieur d’une capsule qui, bien que conçue en habitacle pour colocataires, s’arrange pour, jouant des sortilèges de l’apesanteur, fonctionner en chez-soi suprêmement intime.

Ces quelques pascaloïdes « divertissements » (divagations, extravagations ?) semblent relever de l’avatar d’imagination que le philosophe Malebranche désignait sous l’appellation de « folle du logis » – ce qui n’empêche pas de donner ses chances à la folie raisonnée d’un chez-soi  qui trouve un bienvenu respir à s’éclater en astronomique œcuménicité. Cette dernière n’étant ici, à l’évidence, citée qu’à titre expérimental, il nous faut, plus concrètement comme disent les journalistes, prendre pied ferme sur les tomettes ou lattes de notre familier ou familial chez-soi, et tenter d’en signaler, à défaut de vraiment l’épeler, le très domestique (domus, la maison) mais non moins pléthorique recel psychologique individuel dont il est le narcissique dépositaire. On se contentera à cet effet de tirer le fin fil rouge qui mène du naître au non-être (de la naissance à la mort) – trajectoire que l’on fera se plier ou se déplier en figures plus ou moins métaphoriques, de nature à soutenir et éclairer l’approche du si prévisible et imprévisible chez-soi.

 

Placentation, cellulairement

En recherche de l’origine, on est reconduit vers la poche utérine, où s’effectuent, parallèlement, à la fois la perception édificatrice du chez-soi matriciel-maternel (face externe) et l’élaboration pointilliste du soi (face interne). On ne louera jamais assez la position cruciale qu’occupe, en cette souveraine Genèse (« Au commencement, les Elohim créèrent la terre et les cieux »), le placenta, chef d’orchestre en même temps que chœur polyphonique entonnant toute une gamme des précieuses partitions (molécules) nourricières du fœtus mélomane. On pourrait concevoir cette activité comme une sorte de projection organique, efficace et créatrice, de ce que serait, dans son installation publique et pétrifiée, un volume d’habitation que l’on aurait meublé, diligenté et exploité pour fonctionner bénéfiquement en tant que chez-soi. Dans ce séjour biologique vital qu’est l’utérus, le placenta inscrit, instruit et dirige à bon escient ses multiples appareillages et appareils, ses breuvages et ambroisies, ses cuissons, victuailles, ménages et menus – il sélectionne et fournit en justesse à l’être en gestation, à la fois frêle et fort, vulnérable et résistant, les apports et conforts que l’on est censé trouver dans l’organisation et l’usage d’un chez-soi : protection, sécurisation, alimentation, sélection, aération, réception, évacuation, construction et individuation. Une empreinte s’en dégage: engramme, forme ou gestalt au sens le plus fort et le plus riche du terme, qui marquera à jamais la structure profonde du sujet.

Venant au monde, le nouveau-né, excédé de soumission matricielle, s’arrache au factotum placenta, et emporte du coup, par devers lui, une image placentaire de chez-soi, caverne hallucinée sur fond perdu de laquelle viendront défiler désirs et motions, obsessions, gestes et autres manœuvres. Un bref et ultime relent placentaire persiste parfois, sous l’aspect du lanugo foetal, duveteux et délicat pelage imprégné d’une substance blanchâtre et grasse, le vernix – et voici notre verni nouveau-né attifé d’une liquette lanugineuse et douce, avec doublure protectrice qui, après avoir accueilli quelques mois le fœtus, habille encore quelques jours ou semaines le dit « petit d’homme ». Un regard échographique, sensible aux vulnérabilités de la mise au jour, reconnaîtrait peut-être là un premier, inframince et éphémère chez-soi, l’ombre évanescente de la « maison » (“E.T. téléphone maison”!). Il est vrai que pour se payer pareille association, il faut aller chercher loin, et recourir à nos aborigènes australiens. Ainsi les Pitjentara du désert central, engagés dans certains rituels, tapissent-ils leur peau de blanc duvet d’oiseau, ou plus modestement de petites touffes de coton (glanures symboliques de lanugo ?) ; et surtout, il y a les Murngin de la terre d’Arnhem qui déclarent, « du sang versé pendant les rites », « qu’il est une maison, un abri, une sécurité » – bref, du jus de chez-soi, si l’on peut dire, à propos duquel Roheim précise que « les hommes représentent les femmes des temps primordiaux » et que « le sang versé … est appelé ‘lait’ ».

Si, pour donner une plus sûre assise au chez-soi, nous avons tendance à faire retour vers l’archaïque, il vaut la peine de convoquer, parmi bien d’autres, les œuvres modernes et post-modernes de l’artiste (peinture, sculpture, gravure, tapisserie, performances, psychanalyse, etc.) Louise Bourgeois (Paris 1911-New York 2010). Elle a fait l’objet récemment, en 2012, d’une riche exposition à la Casa Encendida de Madrid[4]. Retisser « sans fin » la toile placentaire de Soi et du Monde ». Tous ces termes ou images sont présents, rôdant autour d’un poignant, dense et analytique chez-soi, dans maintes productions caractéristiques de Louise Bourgeois. Outre ses femmes enceintes expulsant en sanguinolentes gouaches leur nouveau-né (Pregnant woman, The Birth, 2007), outre ses Femme maison, 1945-47, 1982, 1994, avec maisons surréelles (toile, terre, plastique, marbre) posées pesantes en place de tête sur corps de femme, elle réalise toute une gamme de constructions et montages qu’elle intitule Cell, 1990-1994, cellules découpées, dressées et fermées en cages abritant une tête décapitée – du « chez », pour quel « soi »,  châtré ? « L’appellation, écrit Guitemie Maldonado[5], fait autant référence à la « cellule », unité d’habitation élémentaire présentée par Le Corbusier à l’Exposition des Arts décoratifs de 1925, qu’à l’univers carcéral, asilaire ou monastique, mais aussi à la vie biologique ». La déclinaison obsessionnelle de ces cellules performées nous invite, “cellulairement” (Verlaine: “ce prestige d’être bien soi”), à ouvrir les yeux (eyes wide shut à la Kubrick) sur les tissages-pénélope, les voilements comme les dévoilements qu’affectionnent nos chez-soi fantasmatiques.

Du légendaire et symbolique « lait » à la maternante et culturelle « mère », la relation est évidente et forte, tandis que de plus en plus troublante, séduisante autant qu’inquiétante (« étrangèreté » à la manière du Unheimlich freudien, de Heim, le foyer ?), se dessine l’image d’un étrange chez-soi. Le corps morcelé, mis en pièces, de la mère fantasmée par le nourrisson (fantasme d’engloutissement du sein, agression du corps maternel, selon Melanie Klein) fait retour en représailles sur l’enfant, toujours sous la menace d’un démembrement d’organes. Bouche et mains, voracement actives, mais aussi organes des sens (ce regard fantastique du nouveau-né !), et tête, intestins, muqueuses, ossatures, sécrétions, nerfs, etc. jouent au « chacun pour soi », dans l’attente d’une conscience unificatrice suffisamment dominante – ils se projettent, morcelés, sur un extérieur perçu lui-même comme patchwork de fragments, propres à dérouter l’immature perception enfantine.

Parvenu à une conscience plus réaliste du monde, des objets et des êtres, et a fortiori du vital chez-soi, l’enfant conçoit ce dernier de façon à la fois plus objective (il se trouve « chez » – préposition qui véhicule, plus ou moins, une extériorité) et plus personnelle (plus près de toi, mon « soi » ! – intériorité croissante). Si l’on ajoute à ces deux facteurs un troisième élément, les variations, tensions et détentes des relations avec autrui (parents, amis, voisins, collègues, etc.), on peut estimer que vers cet âge – à peu près la sixième année – les assises véritables du chez-soi sont inscrites dans la durée : dans ses fonctions, son statut, sa position publique, ses séductions ou ses répugnances, ses acquis ou ses manques, son pouvoir de création ou de destruction. Pour l’enfant (le garçon servant de référence), cette période correspondrait, outre le seuil scolaire, à la phase libidinale œdipienne, trinitaire : rapports avec le père redouté (autorité, sévérité, rivalité – les concepts de « castration » et de « meurtre du père » prennent forme et feront florès sans faire néanmoins trop d’égrotantes victimes) et la mère désirée, « bonne » ou « mauvaise », rigide ou tolérante, frustrée ou gratifiée, délicate ou indélicate (les concepts d’inceste et de séduction suivent leur cours, empruntant toutes sortes de voies incidentes).

 

L’architecte et le notaire

Notre esquisse à risque du chez-soi – effectué surtout sur ses entours et profondeurs du fait de la structure du chez-soi immergeant le barbotant soi – devrait, pour être bouclée, nous mener à la niche ou à l’urne ultimes, abris ou accueils de mort. Nous butons là sur l’écueil absolu, à propos duquel on ne peut que relever cette funèbre liaison. L’idée même, l’invention même du chez-soi doit avoir été chez l’être humain d’une singulière puissance et d’une radicale placentation (on continue de s’interroger sur la présence d’assises équivalentes dans le monde animal) pour qu’il en vienne à sacraliser le mort en lui ménageant un espace à même le ventre de la Terre-Mère, et à sceller ainsi la mort, orientée vers l’au-delà, d’un signe de transcendance susceptible d’être déplacé sur les diverses formes de chez-soi, de la hutte au Temple.

Il resterait maintenant – voici venir le temps du “chacun pour soi” – à entrer de plain-pied dans un chez-soi quelconque, juste pour voir ou savoir, en suivant deux lignes d’observations que l’on pourrait qualifier un peu abusivement de psychanalyse architecturale et psychanalyse notariale. De franchir le seuil, les portes, qu’en dire, par exemple? Du sacré y prend place, mais matérialiste, puisqu’on pénètre dans la chair même du bâti. Nous vient à l’esprit une remarque, rapportée par Freud : son ami et partenaire Breuer, qui signe avec lui les Etudes sur l’hystérie, aurait ouvert « les portes des Mères”, “il avait en main la clé”,  “mais il l’a laissé tomber. “Atteint d’une frayeur conformiste [sa patiente hystérique lui ayant attribué une grossesse nerveuse], il prit la fuite.” Freud, adepte de Goethe (Faust : “les Portes des Mères”), ramasse la clé, et invente la psychanalyse. A Freiberg, la famille de Jacob père de Sigmund avait pour chez-soi une grande pièce située au-dessus de l’atelier du serrurier Zajic : Freud enfant de la serrurerie ? Le chez-soi (portes qui s’ouvrent et se ferment sans cesse) recèlerait-il quelque faustienne “soif de savoir” – de déverrouiller ?

“Laissez toute espérance, vous qui entrez”, écrit Dante dans L’Enfer : l’entrée, qu’elle soit simple passage ou vestibulaire, offrirait-elle au soi un instant infinitésimal (ou plus) de suspens, dans une vacillation toujours recommencée entre espérance et désespérance, dont l’habitat aurait vocation à recueillir, sourdement, l’ambivalence ? On pourrait ainsi déambuler de pièce en pièce, de cuisine en séjour, pour tenter de repérer leur vocation à se poser, s’imposer là, intervenir, interpeller, interroger les mouvements de l’âme et du corps. D’un accord commun ou contrasté, ils déploient en toutes pièces appels, tentations, tentacules, fantasmes et acting out psychiques : cuisine de feux et cuites, avidités et frustrations, anorexies et boulimies ; lieu d’aisance où l’on prend toutes ses aises, accueillant aussi bien la malvenue libido anale que le banal onanisme ; séjour planifié en plateau pour jeux de rôles des diverses faces refoulées de la personne ; et, last but not least, pièce du dormir qu’embrasent chaque nuit les cohortes faméliques du rêve (Traumdeutung!), et où les corps consentent à être ce qu’ils sont, nudité, abandon, érotisme, vie.

D’une pièce à l’autre, le bâti livre sa propre psychanalyse, quotidienne et interminable, dans une alliance et confrontation corps à corps : corps de bâtiment à corps de chair. Pour finir, une psychanalyse notariale s’empare de tous les objets, les inscrit en précieux déchets mortifères (mort et perte rôdent, s’incrustent), tandis que le sujet continue de les nourrir et cajoler en éclats et éclaboussures du soi.

 

[1] Plus communément appelée « danse de saint Guy ».

[2] Malpunga chez les Pitjentara étudiés par l’ethnologue psychanalyste Geza Roheim dans The Eternal Ones of the Dream, New York, 1945, que j’ai traduit sous le titre Héros phalliques et symboles maternels dans la mythologie australienne, Gallimard, 1970

[3] Reportage de Ian Dunlop, People of the Australian Western Desert, Australie, film de 1967. Lien de consultation : http://nfsa.gov.au/collection/film-australia-collection/program-sales/search-programs/program/?sn=911

[4] , J’ai consacré au travail de Louise Bourgeois, pour le catalogue de cette exposition, un texte intitulé : « Web, Womb and World : fantasmes et « objectiles »

[5] Connaissance des Arts, n°XXX, mois XXX, 2008

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