Autonomie Handicap Où vivent les personnes handicapées et quels sont leurs besoins et leurs attentes après la loi de 2005 ?

Où vivent les personnes handicapées et quels sont leurs besoins et leurs attentes après la loi de 2005 ?

Entretien avec Jean-Claude Cunin


Entretien

Jean-Claude Cunin a été directeur des actions revendicatives de l’association française contre les myopathies, organisatrice du Téléthon, et membre du conseil d’administration de la fondation Leroy Merlin. Sa longue expérience du monde du handicap et des politiques publiques et associatives en avait fait un observateur privilégié de l’évolution des attentes et des besoins des personnes handicapées et de leurs proches. Il est décédé en 2015.

En février 2008, il répondait à nos questions. Comment au cours des dernières décennies la France a-t-elle pris en compte leurs attentes en matière d’habitat ? Comment les acteurs vont-ils passer d’une conception de l’accessibilité limitée aux espaces collectifs à celle d’un continuum incluant les espaces privés ?

Propos recueillis par Pascal Dreyer

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Leroy Merlin Source (LMS) : L’intégration des personnes en situation de handicap dans la cité est inséparable de deux problématiques : celle de leur lieu de vie et celle de leur accès à l’emploi et/ou à des activités créatrices de lien social. Sait-on aujourd’hui où vivent majoritairement les personnes handicapées physiques ?

Jean-Claude Cunin : Il est difficile d’être certain du « majoritairement ». La France ne dispose pas de statistiques concernant le nombre de personnes en situation de handicap et encore moins leur répartition par type de déficience ou par leurs différents modes de vie. Ce qui est sûr, c’est que les dernière décennies du 20ème siècle et les premières années du 21ème ont vu grandir l’aspiration de ces personnes à vivre selon leurs propres choix et leurs propres désirs, en particulier dans un domicile individuel, comme nous le souhaitons tous. C’est particulièrement vrai pour les personnes en situation de grande dépendance, ou de dépendance Vitale comme l’a qualifiée le Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH)  dans le rapport qu’il a adopté en février 2007.
Ces personnes, sous l’impulsion de Marcel Nuss et de la Coordination Handicap et Autonomie (CHA) et avec le soutien d’associations, ont repoussé les limites de l’impossible et du respect des besoins réels de chacun en matière de compensation des conséquences des déficiences et des incapacités. C’est grâce à l’action de Marcel Nuss d’abord, puis de la CHA ensuite, que des prestations d’aides humaines destinées aux personnes en situation de grande dépendance ont été crées en 2002 en attendant la loi du 11 février 2005. Dans le cadre de la mise en œuvre de la loi de 2005, la CHA a contribué avec d’autres associations à l’optimisation de la prestation de compensation en matière d’aides humaines, obtenant notamment la reconnaissance du besoin d’aides humaines 24 heures sur 24 qui seule permet un vrai choix de vie pour les personnes les plus lourdement dépendantes.

LMS : Les freins que vous identifiez dans la prise en compte des personnes handicapées par la société française ont-ils impacté la conception et l’évolution d’un habitat adapté à des personnes à mobilité réduite (au sens large) ?
Si oui, pouvez-vous nous dire comment ?

Jean-Claude Cunin : La France a considéré, pendant ces décennies, que la seule réponse possible au « handicap » relevait du domaine de la santé et du médico-social, c’est-à-dire d’une prise en charge en structure institutionnelle. Et je l’ai dit précédemment, la volonté des personnes de vivre autrement n’est apparue que tardivement. Nous ne nous sommes donc pas mis dans l’obligation, comme d’autres pays, de rendre l’ensemble de notre société accessible à tous. L’accessibilité du cadre bâti, des espaces de circulation, mais aussi des biens et des services ne relevait que de mesures d’exception auxquelles chaque acteur politique, économique ou social cherchait toujours à échapper.

LMS : Le « chez soi » des personnes handicapées, reste donc pour une majorité de Français, un espace médicalisé et collectif (institutions spécialisées, services hospitaliers, etc.). Cette réalité changeant, comment s’organise le passage d’habitats collectifs et médicalisés à des habitats privés ?

Jean-Claude Cunin : Le passage d’une conception archaïque, soignante et réparatrice du « handicap » à une conception citoyenne ne peut se faire qu’en partant des besoins des personnes, de leur(s) projet(s), de leurs attentes et non pas d’un formatage préétabli des réponses en fonction de catégories définies administrativement. La loi du 11 février 2005 a consacré le terme « d’accompagnement » en lieu et place de « prise en charge ». Quand je veux caricaturer ce qui doit être une évolution fondamentale  de nos pratiques et de nos positionnements, je donne ces deux définitions. La prise en charge affirme : « tu es handicapé, je suis professionnel, spécialiste, je sais ce qu’il te faut, je te fais une prescription… » L’accompagnement engage le dialogue : « certes tu es handicapé, mais tu vas d’abord m’expliquer qui tu es, quels sont tes projets. Ensemble, avec nos savoirs communs, nous définirons tes besoins et les moyens à mettre en œuvre pour les réaliser ». C’est comme cela que se fera le passage de l’institution au domicile privé. Ainsi, certaines personnes pourront choisir l’institution, parce qu’elles en préfèreront la sécurité. Mais il faudra alors que ce choix soit librement consenti et accompagné des moyens réels de le concrétiser.

LMS : Quelle place occupe l’habitat, rêvé, projeté, réel, de la personne dans ce projet ? Quelles sont les difficultés rencontrées pour passer du rêve (ou des attentes) à la réalité d’une « boîte aux lettres à soi » ?

Jean-Claude Cunin : Pour passer du rêve de la boite aux lettres devant sa porte à la réalité, il faut un changement de mentalités. Une boite aux lettres devant SA porte devrait être une réalité possible partout. Si le choix du lieu de vie est réel, conscient et accompagné véritablement des moyens de compensation nécessaires, alors le chez soi peut aussi être un établissement pour peu que la boite aux lettres personnelle et la sonnette à la porte soient réelles et non un simple décor. Dans certains pays, les établissements sont structurés comme une suite de lieux individuels et privatifs dans lesquels le respect de l’intimité est garanti. J’ai vu cela aux Pays Bas : les couloirs ont des noms de rues, les chambres des numéros de
maison, une vraie boite à lettres et une vraie sonnette que le personnel utilise. C’est la personne qui décide d’ouvrir ou non la porte (sauf urgence bien entendu). La reconnaissance et le respect de la personne en situation de handicap en tant qu’individu citoyen et non comme un simple titulaire d’un dossier sont donc bien une question de changement de regard.

LMS : Quels enseignements pouvons-nous tirer des expériences menées en Suède en matière d’habitat pour les personnes en situation de handicap ? La société française peut-elle surmonter ses appréhensions et craintes, voire ses dénis dans ce domaine ?

Jean-Claude Cunin : Les expériences Suédoises, ou plus généralement celles des pays nordiques, nous ont montré que seule une réelle politique d’inclusion sociale pour les personnes en situation de handicap permettait de vaincre les obstacles rencontrés. Ce n’est pas pour rien que les principales innovations dans le domaine nous sont venues de ces pays : les aides techniques les plus performantes, les adaptations des différents champs de la société, etc. Lorsque l’on a comme parti pris de permettre à tous de vivre comme tout le monde, il est évident qu’il faut pouvoir compenser les impossibilités générées par les conséquences des troubles de santé. C’est donc en s’engageant résolument sur le chemin de l’égalisation des chances, de la participation et de la pleine citoyenneté que notre pays pourra donner aux personnes en situation de handicap la place qui leur revient. Les moyens à mettre en œuvre en découleront presque naturellement puisque sans leur existence nous n’atteindrons pas notre objectif.

LMS : L’adaptation de l’habitat aux besoins de personnes à mobilité réduite passe par l’acquisition et l’installation d’aides techniques. Comment est organisé ce marché aujourd’hui ?

Jean-Claude Cunin: Le marché des aides techniques aujourd’hui est encore très mal organisé. Il est défaillant en matière d’information à destination des utilisateurs. Il a été défaillant en matière de reconnaissance des besoins des personnes et de financements jusqu’aux premières expérimentations des dispositifs pour la vie autonome en 2000 et jusqu’à la mise en place du droit à compensation par la loi du 11 février 2005. La volonté de changer les choses est trop récente pour que l’on puisse en mesurer les effets réels. Tant qu’une véritable évaluation des besoins individuels ne sera pas systématiquement réalisée et tant que ne seront pas intégralement financés les surcoûts liés aux situations de handicap, nous en resterons aux balbutiements. La Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie (CNSA) qui vient d’être créée pour financer la compensation du handicap a mis en œuvre début 2007 un observatoire du marché et des prix des aides techniques. Il faut attendre qu’il ait travaillé pour en mesurer les premiers effets.

LMS : Comment les aides techniques et les aménagements concernant l’accessibilité sont-ils pris en compte et acceptés par l’entourage de la personne en situation de handicap qui accède à un logement en ville ?

Jean-Claude Cunin : S’ils sont bien adaptés, si la personne et son entourage immédiat ont participé pleinement à l’évaluation des besoins, si l’entourage est formé à l’utilisation et à l’entretien des aides techniques et des aménagements, alors chacun comprendra rapidement que deux avantages se combinent : l’accroissement de l’autonomie de la personne en situation de handicap et l’allègement de la charge pour son entourage. En jouant « gagnant-gagnant » on avance à coup sûr. Il ne faut surtout pas que l’aide fasse son entrée en force au domicile sur la simple prescription, aussi docte soit-elle, des professionnels du secteur. Cette remarque est de plus en plus pertinente dès lors que l’on s’adresse à des personnes en perte d’autonomie qui avancent en âge. On n’impose pas, on accompagne dans le choix respectueux de chacun et de ses spécificités.

LMS : Que pouvez-vous dire de l’articulation des espaces privés aux espaces privatifs et collectifs aujourd’hui (de son chez soi à l’accès à sa boulangerie et aux services publics) ?

Jean-Claude Cunin : C’est une règle d’or de l’accessibilité, que les associations appelaient depuis toujours la « chaîne du déplacement ». La loi de 2005 a repris ce terme en affirmant que cette chaîne ne devait souffrir aucune interruption. Circuler librement chez soi, sortir de chez soi, circuler librement dans les espaces publics et accéder comme tout un chacun aux biens et aux services, c’est le défi que doit relever notre société. La loi de 2005 lui donne dix ans pour cela.

LMS : L’habitat universel semble être la clé de toutes les difficultés rencontrées. Pourtant, malgré sa séduction, il rencontre encore de nombreuses oppositions. Pourquoi ?

Jean-Claude Cunin : L’ambition de l’habitat universel est liée à la volonté de ne pas construire une société à deux vitesses. Depuis des décennies, la politique française qui se disait « en faveur des personnes handicapée » reposait sur un principe de catégorisation conduisant à une mise à part de fait. Depuis 1975, on entrait dans le « champ du handicap » par le biais d’une reconnaissance administrative : « désormais sera considérée comme handicapée, toute personne reconnue comme telle par les commissions départementales » permettait d’affirmer la première loi cadre française . Cette reconnaissance ouvrait des droits l’attribution des prestations. Mais ces droits étaient des droits catégoriels et non pas l’accès aux droits fondamentaux de tout citoyen. De plus ces droits, étaient forfaités sous forme d’allocations relevant de telle catégorie et donnant accès à tel montant. Ils n’avaient rien à voir avec la réalité des besoins des personnes. La société se considérait comme dédouanée de toutes ses obligations de solidarité envers les personnes « handicapées ».
L’accès à tout pour tous, le « design for all » comme disent les anglo-saxons, n’avait pas lieu d’être, alors que, à l’évidence, si l’on pose ces principes, ils profiteront bien entendu à une réelle amélioration des conditions de vie des personnes en situation de handicap mais seront aussi bénéfiques à tous. Je prendrais pour exemple le métro de Stockholm en Suède où je suis allé pour la première fois en 1988. Il y avait des ascenseurs dans toutes les stations et des rails doublés d’un treuil sur les escaliers au cas où… Devant l’ascenseur, on rencontrait toujours une maman avec un landau, une personne âgée, un livreur qui au lieu de porter une charge sur son dos, pouvait la rouler tranquillement sur un chariot et, de temps à autre, une personne en fauteuil roulant. C’est cela le secret de la société accessible à tous : la personne en situation de handicap y trouve naturellement sa place.

A retenir
L’accessibilité et l’adaptation de l’habitat dans la loi du 11 février 2005
L’un des objectifs de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées est de permettre aux personnes handicapées de pouvoir disposer d’un logement adapté et d’élargir le parc immobilier accessible, afin d’ouvrir le choix de leur lieu de vie.  Le décret n° 2006-555 du 17 mai 2006 et les arrêtés du 17 mai 2006 et du 1 août 2006 fixent les principes d’accessibilité permettant de répondre aux objectifs de la loi.
Les bâtiments d’habitation collectifs neufs doivent être accessibles et permettre une adaptation ultérieure plus facile des logements aux personnes en situation de handicap pour toute demande de permis de construire déposée à compter du 1er janvier 2007. Des exigences proches s’imposent également aux maisons individuelles neuves construites pour être louées, mises à disposition ou pour être vendues.
Les bâtiments d’habitation collectifs existants qui font l’objet de travaux importants doivent être rendus totalement accessibles. A l’occasion du remplacement de composants tels que porte, interphone, boîtes aux lettres, éclairage, les nouveaux éléments devront être accessibles.
Les mesures de mise en accessibilité des logements sont évaluées dans un délai de 3 ans à compter de la publication de la loi et une estimation de leur impact financier sera faite.
La prestation de compensation du handicap (PCH) prévoit la prise en compte des frais d’aménagement du logement y compris consécutifs à des emprunts et les coûts entraînés par le déménagement et l’installation des équipements nécessaires lorsque l’aménagement du logement est impossible ou jugé trop coûteux et que le demandeur fait le choix d’un déménagement dans un logement  répondant aux normes réglementaires d’accessibilité.

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